Deliveroo : la régression sociale à portée de clic

Jusqu’au 31 janvier 2018, Deliveroo permettait à ses coursiers de travailler en tant que salariés (via la coopérative SMart). Aujourd’hui, c’est fini. Adieu les contrats rigides et les obligations qui vont avec. Bonjour le « travail libre », « hyper-flexible », « payé à la tâche », « sans horaires, ni créneaux imposés ». Les amis de l’économie collaborative sont donc prêts à nous faire franchir un grand pas de 150 ans en arrière.

Jusqu’à aujourd’hui, un choix était laissé aux coursiers Deliveroo : soit ils prenaient le statut d’indépendants, soit ils demandaient à la coopérative SMart de convertir leurs prestations en « salaire ». Pour la grande majorité des coursiers, la statut de « salarié SMart » était très clairement la meilleure des deux solutions : 90% des coursiers Deliveroo étaient « salariés SMart » (souvent sous contrat de travail « étudiant »). Et  cela leur permettait de bénéficier assez simplement de la protection sociale à laquelle ont droit tous les salariés de ce pays. Mais, le 1er février 2018, Deliveroo a abandonné sa collaboration avec « SMart » …

Pour travailler via la plateforme, les coursiers sont donc aujourd’hui forcés de prendre le statut d’indépendant, accompagné (par charité) d’une assurance « gratuite » (Qover). Ils sont donc aujourd’hui auto-entrepreneurs, à un détail près, c’est que la marque qu’ils portent sur le dos est celle d’une compagnie qui tracke leurs performances et auxquels ils sont liés par quelque chose qui ressemble très fort à … un lien de subordination. Enfin – en dehors des tâches rémunérées – les coursiers doivent encore trouver le temps de faire ce que font tous les indépendants : tenir une compabilité, payer la TVA et cotiser chaque trimestre auprès d’une caisse d’assurances sociales.

 

Site de Deliveroo Benelux (2018)

Si ça marche, c’est que l’entreprise joue un peu sur les tendances ludomanes : elle promet des « gains rapides et significatifs » pour les coursiers qui bossent vite et qui choisissent bien leurs lieux et leurs créneaux. Mais, en réalité, les prestataires n’ont pas la garantie de réaliser suffisamment de commandes pour couvrir l’équivalent du salaire horaire minimum. Enfin, s’ils sont trop lents, refusent un trop grand nombre de commandes ou tardent à répondre au téléphone ils peuvent se retrouver « désactivés » (entendez « licenciés ») sans préavis, du jour au lendemain.

Bref, aujourd’hui – en 2018 – dans le monde rêvé des partisans du « capitalisme de plateforme« , une entreprise peut   acheter la force de travail d’un coursier sans lui offrir la garantie d’un salaire minimum et en gardant la liberté de s’en défaire à tout moment. Une avancée pour les amis de la « disruptive economy » … mais qui ressemble tout de même étrangement à un retour à la Belgique d’arrière-grand-papa : celle d’avant 1886, à l’époque où le « travail » était une affaire strictement privée, qui ne concernait que le capitaliste en quête de main-d’œuvre et l’ouvrier qui lui louait « librement » sa force de travail.

« L’ouvrier libre se vend lui-même, et cela morceau par morceau. Il vend aux enchères 8, 10, 12, 15 heures de sa vie, jour après jour, aux plus offrants (…) 8, 10, 12, 15 heures de sa vie quotidienne appartiennent à celui qui les achète. L’ouvrier quitte le capitaliste auquel il se loue aussi souvent qu’il veut, et le capitaliste le congédie aussi souvent qu’il le croit bon, dès qu’il n’en tire aucun profit ou qu’il n’y trouve plus le profit escompté. Mais l’ouvrier dont la seule ressource est la vente de sa force de travail ne peut quitter la classe tout entière des acheteurs, c’est-à-dire la classe capitaliste, sans renoncer à l’existence. Il n’appartient pas à tel ou tel employeur, mais à la classe capitaliste, et c’est à lui à y trouver son homme, c’est-à-dire à trouver un acheteur dans cette classe bourgeoise. » – Karl Marx, texte prononcé à Bruxelles en déc. 1847, devant la Deutscher Arbeiterverein, et publié dans « Travail salarié et capital » (1849)

A Bruxelles (c’est aussi le cas dans de nombreuses autres villes européennes) un collectif de coursiers s’est constitué. Il bénéficie notamment de l’appui de la CSC, et regroupe aujourd’hui plus de 200 membres actifs. Les journalistes de ZinTV ont rencontré le collectif en novembre dernier, à l’époque où ils tentaient de convaincre Deliveroo de leur laisser l’option « SMart ». Le combat a échoué ; mais le groupe n’est pas à court d’idées. Début février, il annonce son intention de lancer une coopérative de livraison …

 

 

Dernier numéro de « Bruxelles en mouvements » (n°292). Voir: www.ieb.be

 

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