Les statues de Josaphat (VII) : Verhaeren

La personne dont je vous parlerai aujourd’hui était d’origine flamande (comme Nestor de Tière), symboliste (comme Albert Giraud), pacifiste (comme Philippe Baucq), vénérée (comme Borlée), entourée de peintres (comme Oswald Poreau), engagée comme Hubert Krains et – ça c’est beaucoup plus troublant – est morte écrasée sous les roues d’un train comme le même Hubert Krains (dont le protagoniste de son meilleur roman avait lui-même été, je vous le donne en mille… mort écrasé sous les roues d’un train). Cette personne c’est le poète Emile Verhaeren (ou Vairérreune, pour les Français qui essaient de faire belge mais n’y parviennent pas).

la plaine est morne et morte-et la ville la mange.
Formidables et criminels,
les bras des machines hyperboliques,
fauchant les blés évangéliques,
ont effrayé le vieux semeur mélancolique
dont le geste semblait d’ accord avec le ciel.

“La plaine” (Les Villes Tentaculaires, 1895)

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Son buste se trouve en plein milieu du parc Josaphat. Une avenue schaerbeekoise porte son nom. Vous le croyez donc Schaerbeekois ? Pas du tout. Emile Verhaeren est né en 1855, à Saint-Amand, dans la province d’Anvers. Il a suivi sa scolarité à l’internat jésuite de Sainte-Barbe à Gand. Puis, il a entamé des études de droit à l’Université de Louvain. C’est là qu’il fait la rencontre d’un groupe d’étudiants actif dans une revue littéraire baptisée « La Jeune Belgique« . Emile commence à y publier des articles, puis abandonne sa carrière juridique pour devenir écrivain. Les parents d’Emile – Henricus et Yohanna Verhaeren – sont sceptiques quant au choix de carrière de leur fils mais acceptent tant bien que mal sa décision. A vingt-huit ans, Emile publie son premier recueil de poèmes, un ouvrage de facture « naturaliste »…

« Elles, ces folles, sont reines dans les godailles, – Que leurs goulus d’amour, en flamands, en lurons, – Mènent comme au beau temps des vieilles truandailles, – Tempes en eau, regards en feu, langue dehors, – Avec de grands hoquets, scandant les chansons grasses, – Des jurons crachés drus, des luttes corps à corps – Et des coups assommés à broyer leurs carcasses, – Tandis qu’elles, le sang toujours à fleur de peau, – La bouche ouverte aux cris, le gosier aux rasades, – Après des sauts de danse à fendre le carreau, – Des chocs de corps, des heurts de chair et des bourrades, – Des lèchements subis dans un étreignement, – Toutes moites d’ardeurs tombent dépoitraillées (Les Flamandes, 1883).

Henricus et Yohanna Verhaeren sont horrifiés, épouvantés par les mots que leur fils a osé faire sortir de sa plume. Avec l’aide du curé de la paroisse du village de Saint-Amand, ils cherchent alors désespérément à acquérir la totalité du tirage des « Flamandes », afin d’en détruire tous les exemplaires. Mais, c’est peine perdue : Emile Verhaeren est acclamé par toute l’avant-garde littéraire et artistique de Belgique. Ses textes impies se vendent comme des petits pains. Sa carrière est lancée.

"Tout est capté dans une infinité de rets Que serre ou que distend l’immortelle matière" (Les Villes Tentaculaires, 1895).

« Tout est capté dans une infinité de rets
Que serre ou que distend l’immortelle matière » (Les Villes Tentaculaires, 1895).

Cinq ans plus tard, Emile perd ses parents et fait face à de terribles problèmes de santé physique et mentale. Ses écrits deviennent très sombres, très pessimistes. En 1889, un an après le décès de ses parents, il fait la rencontre de Marthe,  une artiste-peintre liégeoise, dont il tombe amoureux. Marthe et Emile se marient en 1891. Emile se décide alors à quitter Saint-Josse (numéro 76 de la rue potagère) pour s’installer avec elle dans le quartier Léopold (numéro 54 de la rue du  Commerce). Elle l’aide à remonter la pente. Il écrit …

« Homme, tout affronter vaut mieux que tout comprendre. La vie est à monter, et non pas à descendre. » – Emile Verhaeren

Emile commence alors à s’intéresser aux ravages sociaux de la révolution industrielle, à l’essor tentaculaire des villes européennes et au sort des régions rurales. A l’époque, Schaerbeek offre au poète le spectacle de cette ville en expansion qui étend ses rets sur les plaines et dévore les modes de vie traditionnels. En cinquante ans (1845-1895), la population de la commune a en effet décuplé, passant de six mille à environ soixante mille habitants. Le petit village des ânes s’était transformé en un grand centre urbain, équipé d’une connexion au réseau ferroviaire.

« Le siècle et son horreur se condensent en elles, Mais leur âme contient la minute éternelle » (Emile Verhaeren, Les Villes, 1895)

En 1893, Emile Verhaeren publie les « Campagnes Hallucinées », puis, en 1895, et les « Villes Tentaculaires« . A la fois fasciné et terrifié par l’essor des villes industrielles, Emile s’intéresse à l’urbanisme et aux conditions d’une vie harmonieuse au sein des villes. On raconte qu’il apprécie beaucoup la vallée de Josaphat, qu’il arpente régulièrement pour aller rendre visite à son ami Constant Montald, à Evere.

En 1898, Marthe et Emile emménagent près du cimetière d’Ixelles (au numéro 95, devenu 105, de l’avenue des Saisons). Emile quitte ensuite Bruxelles pour Saint-Cloud. Sa renommée devient internationale. Ses oeuvres sont traduites en vingt langues. Il est encensé par des écrivains et artistes francophones tels que Gide, Maeterlinck, Mallarmé, Rodin et Degas, mais aussi par des poètes et écrivains de langue allemande tels que Rilke.

Lors de l’été 1902, un jeune admirateur viennois de vingt-neuf ans rend visite à Emile et Marthe Verhaeren, à Bruxelles. Son nom : Stefan ZweigEmile sympathise avec le jeune visiteur, et l’invite à passer quelques jours dans le village de Roisin (au lieu-dit « Le Caillou qui bique ») où les Verhaeren ont une résidence secondaire. Une forte amitié se noue entre les deux hommes. Stefan apprécie la vie simple que mènent Marthe et Emile. Il passera de nombreux étés dans la résidence de Roisin, jusqu’au déclenchement de le guerre.

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Emile Verhaeren, Stefan Zweig et Marthe Massin

 

« Les villes industrielles n’avaient jusqu’ici inspiré aucun poète. Ce sont celles justement qui attirent Verhaeren, ces villes qui se créent à elles-mêmes avec leurs brouillards et leurs fumées la voûte de leur ciel aux teintes plombées, ces villes qui emprisonnent leurs habitants pendant des lieues et des lieues (…). Ce qui l’intéresse, ce n’est pas la ville au sens de patrie, mais la ville conforme à l’idéal moderne, la ville gigantesque, étrange et monstrueuse qui, comme un vampire, a tiré à soi toutes les forces du sol pour élaborer et concentrer en elle une force nouvelle. Elle met en contact immédiat les éléments vitaux les plus contraires ; elle alterne brusquement les couches sociales, accumulant d’incroyables richesses sur la plus pitoyable misère ; elle fortifie les oppositions et les dresse en catégories hostiles ; elle les contraint à ce combat où Verhaeren aime à voir se précipiter toutes choses » (Zweig, Verhaeren, sa vie, son oeuvre, 1910).

L’amitié de Verhaeren et Zweig se brisera avec l’invasion de la Belgique par les troupes allemandes. Bien que les deux hommes partageaient les mêmes opinions pacifistes et pan-européennes, l’éclatement de la guerre les prend de cours : ils ne reconnaissent plus cette Europe de l’esprit dans laquelle ils avaient placé leurs espoirs, et à laquelle ils avaient cru. Verhaeren devient le poète officiel de la Belgique en guerre et publie un violent texte anti-sémite intitulé « La Belgique Sanglante », dans lequel il rejette la faute du conflit, non sur les nationalismes européens, mais sur l’influence de la « race » sémite. Choqué par ses positions, Zweig – né de parents juifs – répond : « d’autres ont perdu des fils ou des époux à la guerre, moi j’ai perdu un ami » (source).

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Le 27 novembre 1916, sur les quais de la gare de Rouen, Verhaeren se fait pousser par la foule. Et, son corps bascule sous les roues d’un train en partance. Marthe perd son époux à l’âge de 56 ans. Et, Stefan finit pas pardonner cet ami qu’il croyait avoir « perdu » : « Il était un morceau de ma vie cet homme; tout ce qu’il y a de bon en moi, je le lui dois; il m’a appris qu’il faut être simple en tant qu’homme pour être grand en tant que poète » (source).

Sur un étang désert, où stagne une eau brunie,
Un rai du soir s’accroche au sommet d’un roseau,
Un cri s’écoute, un cri désespéré d’oiseau,
Un cri grêle, qui pleure au loin une agonie.

Comme il est faible et mince et timide et fluet !
Et comme avec tristesse il se traîne et s’écoute,
Et comme il se prolonge, et comme avec la route
Il s’enfonce et se perd dans l’horizon muet !

Emile Verhaeren, Les soirs (1887)

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Un soir plein de pourpres et de fleuves vermeils
Pourrit, par au-delà des plaines diminuées,
Et fortement, avec les poings de ses nuées,
Sur l’horizon verdâtre, écrase des soleils.
Saison massive! Et comme Octobre, avec paresse
Et nonchaloir, se gonfle et meurt dans ce décor
Pommes ! caillots de feu ; raisins ! chapelets d’or,
Que le doigté tremblant des lumières caresse,
Une dernière fois, avant l’hiver. Le vol
Des grands corbeaux ? il vient. Mais aujourd’hui, c’est l’heure
Encor des feuillaisons de laque – et la meilleure.

Emile Verhaeren, Les soirs (1887)

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Le moulin tourne au fond du soir, très lentement,
Sur un ciel de tristesse et de mélancolie,
Il tourne et tourne, et sa voile, couleur de lie,
Est triste et faible et lourde et lasse, infiniment.

Depuis l’aube, ses bras, comme des bras de plainte,
Se sont tendus et sont tombés ; et les voici
Qui retombent encor, là-bas, dans l’air noirci
Et le silence entier de la nature éteinte.

Emile Verhaeren, Les soirs (1887)

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Comments

  1. Hello !
    mon roman va bientôt passé en relecture, mais je vous propose deux extraits aujourd’hui et demain, dis-moi ce que tu en penses !
    je ne sais pas si j’ai une plume et un avis extraordinaire, mais sur quels genres d’articles voudrais-tu que je jette un œil ? tous en général ou des plus littéraires ?
    bonne soirée :!

  2. Bonne initiative mais pourquoi toujours ce complexe de « petit Belge » francophobe. Le buste de Verhaeren avait été volé à Saint-Cloud (Paris). Il a été refait à l’identique à la demande des autorités françaises. Bruxelles en aurait-elle fait de même… ? J’ai des doutes en voyant l’état de la fontaine dédiée à Odilon-Jean Périer à l’entrée du Bois de la Cambre.
    Le 11 novembre, je songerai à tous ces poilus morts pour l’indépendance de leurs voisins belges. Pour mémoire : des milliers de Français morts à Tintigny, 14.000 Français pour défendre et maintenir le Front de l’Yser avec les Belges en 1914.

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