Le monde dans la poche, le sang sur les mains

Dans l’espace public bruxellois, les enseignes publicitaires nous proposent de plus en plus de « smartphones à prix cassés » en contrepartie d’un abonnement. À aucun moment, ces publicités n’informent les consommateurs sur l’ampleur des catastrophes humaines et écologiques qui sont causées par ce marché de la téléphonie mobile. Et, si on se rafraîchissait la mémoire ?
En novembre 2016, j’ai perdu le vieux GSM qui me reliait au monde. Il a dû tomber de ma poche sans que je m’en aperçoive. J’ai immédiatement pensé à en racheter un, similaire à celui que j’avais perdu. Ce qui m’aurait coûté maximum dix euros sur un site de seconde main. Mais, mon regard s’est posé sur une affiche (comme celle-ci) qui proposait un smartphone à huit euros contre la promesse de deux ans d’engagement auprès de l’opérateur de téléphonie mobile. J’ai cédé, par facilité …
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Passer ses journées à parler haut et fort de “consommation responsable” pour finir par se faire misérablement hameçonner par une pub proposant un des deux meilleurs smartphones du marché pour seulement huit euros – je sais – c’est pas brillant. J’avais le choix entre le Samsung S7 ou le Huawei P9 … J’ai choisi cette marque chinoise dont j’ignorais tout à l’époque et dont je me disais qu’elle ne valait sans doute guère mieux que ses concurrents. Ce que j’ignorais alors, c’était que Huawei était pire que la plupart de ses concurrents.
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1. La marque

Il y a trois ans, des journalistes de France Télévisions ont mené une longue enquête sur Samsung et Huawei. A l’époque c’était clairement Samsung qui avait la réputation d’être la marque la plus immorale de marché ; mais, Huawei – le géant chinois – était déjà accusé de travailler avec les mauvais sous-traitants : des entreprises qui violent les règles du droit de travail chinois, embauchent des adolescents de moins de 16 ans, lesquels travaillent douze heures par jour, vingt-huit jours par mois, pour un salaire mensuel qui ne dépasse pas les 160 euros (source: China Labour Watch). Aujourd’hui, Samsung s’est refait un semblant de vertu ; tandis que Huawei est resté une des marques de téléphones portables les plus opaques, les moins transparentes, bref, les plus suspectes en matière de respect des droits humains (Source : RankaBrand). 
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Extrait du reportage de Cash Investigation (« Les secrets inavouables de nos téléphones portables », 2014)

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2. Les fournisseurs directs

Trois ans après l’enquête de France Télévisions (« Les secrets inavouables de nos téléphones portables », 2014), Huawei jure avoir changé … mais l’entreprise garde un goût prononcé pour l’opacité et le secret. Elle ne permet pas aux consommateurs de remonter les étapes de sa chaîne d’approvisionnement. J’ai toutefois appris que la liste des composants électroniques de mon téléphone – le Huawei P9  – était disponible sur IHS, un site de benchmarking (voir : IHS, 2016). Je suis allé y jeter un coup d’oeil.
Carte mère du Huawei P9 (CC-BY-SA)

Carte mère du Huawei P9 (CC-BY-SA)

Certaines pièces du téléphone proviennent de sous-traitants comme SK HYNIX INC et MURATA, deux entreprises épinglées par les spécialistes de la lutte contre le travail forcé. Sur le site d’analyse comparative « Know The Chain« , elles font partie des quatre entreprises technologiques les plus mal cotées : celles qui se contentent de déclarations d’intention (risk assessment, monitoring, etc.) sans jamais fournir la preuve que des efforts sont consentis pour éviter le recours au travail forcé.

Source : IHS, 2016

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3. Les fonderies et raffineries

Tout ce beau monde tait également le nom des fonderies et des raffineries qui leur fournissent leurs matériaux (source: RankaBrand). Dans sa politique de « responsabilité sociale », Huawei parle de « réductions de risques » et de « demandes » faites aux fournisseurs, mais ne prétend pas pouvoir faire respecter les « codes de conduite » auquel elle souscrit.
« Huawei takes the problem of conflict minerals very seriously, and has taken action to reduce the risk of using these minerals on an ongoing basis. Since 2002, Huawei, in tandem with our customers, has investigated the use of conflict minerals in the supply chain. Huawei has published a Huawei Statement on Conflict Minerals, pledging to never knowingly procure or support the use of conflict minerals. Huawei also requires all its suppliers to boycott conflict minerals and asks them to extend this requirement to their vendors » (Source : Huawei, 2017).
Notez bien la petite phrase où la marque s’engage à ne plus jamais acheter des minerais de sang « en connaissance de cause » (knowlingly) ; ce qui revient à affirmer qu’elle se réserve le droit d’en acheter inconsciemment, par inadvertance. Une petite précision doublement utile … qui offrira au boss une magnifique voie de sortie lors de sa prochaine rencontre avec une journaliste indiscrète. « Je ne suis pas – Madame – au courant, donc je ne peux pas commenter« .

Crédit Photo : Ezelstad (CC-BY-SA)

4. Les traders en matières premières

Si on remonte une étape plus loin, on tombe sur les traders en matières premières. Il s’agit parfois de sociétés-écrans domiciliées dans des paradis fiscaux. Quand c’est la cas, il y a de fortes chances que lesdites sociétés trempent des réseaux illégaux impliqués dans des affaires de pillage, de destruction, d’exploitation et de financement de conflits.
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5. Les comptoirs et les mines

Ceci nous amène tout au bout de la chaîne d’approvisionnement : les comptoirs et les mines de la République Démocratique du Congo (Kivu). On y trouve des minerais tels que l’Or (Au), l’Étain (Sn), le Tungstène (W) et le tantale (Ta). Une large partie des bénéfices générés par l’extraction et la vente de ces ressources est captée par des groupes armés (comme les Forces Démocratiques de Libération du Rwanda) pour financer la poursuite de la guerre qui oppose depuis vingt ans l’armée régulière et les groupes rebelles et dont le bilan humain a aujourd’hui dépassé celui de la Shoah. Plus de six millions de morts.
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Extrait de Cash Investigation (France Télévisions, 2014)

Et maintenant, on fait quoi ? 

Il y a eu des avancées, ces 10 dernières années : en 2010, les États-Unis ont fait voter une loi importante – la loi Dodd-Franck – qui oblige les fabricants de smartphones à tracer et à rendre publique la liste des entreprises avec lesquelles ils travaillent. Mais, pour que la loi porte ses fruits, il fallait que d’autres puissances économiques comme l’Union Européenne prennent les mêmes résolutions. Les derniers commissaires européens au Commerce en ont décidé autrement, en favorisant, dans un premier temps, une démarche de transparence « volontaire » de la part des multinationales. L’EU envisage aujourd’hui rendre le texte plus contraignant (« devoir de diligence raisonnable ») d’ici … 2021. Tout au bout de la chaîne (au bon bout de la chaîne) il y a nous ; il y a moi avec mon Huawei P9 à huit euros. Alors on fait quoi?
 
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Crédit Photo : Repair Café Schaerbeek (CC-BY-SA)

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  • Proposer un équivalent européen de la Loi Dodd-Franck, voire un texte plus contraignant encore. C’est-à-dire obliger les fabricants à informer les consommateurs sur la provenance exacte des matériaux. Et, faire en sorte que les conditions de production et les règles de traçabilité du fairphone deviennent la norme au sein de l’UE. Pour cela il faut continuer à faire pression sur la Commissaire européenne au Commerce et vaincre les résistances des administrateurs de Digital Europe.

 

  • Éviter d’acheter « neuf »: autant l’avouer tout de suite – malgré l’intérêt que peut susciter le « fairphone » – un smartphone écologique c’est comme un voiture durable : ça n’existe pas vraiment. La mesure la plus efficace qu’on puisse proposer pour diminuer les dégâts liés au développement du marché de la téléphonie mobile, c’est de décourager les gens d’acheter « neuf », bref, d’accompagner le publicités pour smartphones de notices similaires à celles que l’on trouve sur les paquets de cigarette, et rediriger les consommateurs vers des filières de récupération et revalorisation d’anciens smartphones.

 

  • Défendre les initiatives de récup’ électro : En Belgique, la formation à la récup’ se développe rapidement (voir : www.res-sources.be) : Repair Café, DIY Day, Foire aux Savoir-faire, Salon de la récup’ (www.recupere.be). Oxfam a également développé une structure de récup’ électro ; mais où la main d’œuvre est essentiellement bénévole (www.oxfamsol.be). Pour renforcer ces initiatives, il serait utile de soutenir et protéger des petites entreprises de récup’ et revalorisation telles que Brainscape, Récupel, Sofie et “Si on réparait”, face aux géants du secteur, qui s’intéressent depuis peu à l’Urban Mining

 

  • Enfin, plutôt que de se tourner exclusivement vers l’initiative privée, on pourrait exiger le développement d’organismes non-commerciaux de récup’ électro. Les pouvoirs publics sont déjà en charge de la récupération des encombrants, des déchets organiques, du papier et du plastique. Alors, pourquoi ne pas leur proposer d’étendre la collecte des déchets à d’autres types de matériaux, et se doter des moyens techniques nécessaires à leur revalorisation ? Autre possibilité : confier cette mission de récupération et revalorisation des déchets électro à une ASBL, comme on l’a fait avec Bebat pour les piles électriques.

Carte “lieux de récup’ électro” en Région Bruxelloise (Source : maps.dewey.be)

Sources
  • Christian Boltanski, Minerais de sang, Les esclaves du monde moderne, Grasset, Paris, 2012
  • Documentaire “Les secrets inavouables de nos téléphones portables”  (Cash Investigation, 2014)
Emission de Radio Panik sur les minerais de sang (2012)

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