Bruxelles et le lobby de la finance

Le saviez-vous? Rue Wiertz, entre le Parlement européen et le « champ des autruches », se trouve un arbre en l’honneur des lobbyistes. Si, si … Ce jeune hêtre planté par la SEAP (Society of European Affairs Professionals) entend rendre hommage au rôle « positif » qu’ont joué les lobbies dans l’orientation des décisions du personnel politique européen. C’est là que je me suis aperçu que – pour certains Bruxellois – le lobbying était perçu comme quelque chose de « pas forcément négatif ». Petite explication à la lumière de la réalité du secteur de la finance.

Oui, il arrive parfois qu’un lobby industriel vienne écouter et appuyer les exigences de la société civile. Le dernier exemple en date c’est l’Association Laitière Européenne (European Dairy Association) qui est allé à contre-courant de tous les autres lobbies industriels en prenant parti contre les traités de libre-échange. Mais, pour un seul exemple de ce type, il en existe des dizaines qui démontrent au contraire que la poursuite des intérêts de l’industrie va à l’encontre de la poursuite de l’intérêt commun. Même à supposer que certains lobbies citoyens aient le vent en poupe et puissent modifier l’agenda politique, les rapports de forces qu’ils entretiennent avec les lobbies industriels leur sont généralement défavorables …

 

L’arbre aux lobbyistes, 23 Avril 2013 (Crédit Photo : Bernal Revert)

 

1. Finance : déséquilibre des forces entre intérêt public et intérêts privés

Dans le secteur de la finance, le déséquilibre des forces entre intérêt collectif et intérêts privés est particulièrement net. Il existe environ 150 organisations qui se donnent pour mission de « replacer la finance au service de la société ». Mais, face à elles, 700 banques, gérants de portefeuilles et opérateurs de marché font tout leur possible les empêcher d’opérer une réforme du secteur. La société civile mobilise chaque année 4 millions d’euros pour encourager cette réforme nécessaire. C’est beaucoup, mais c’est trente fois moins que le secteur privé, financé à hauteur de 120 millions d’euros. Face à chaque lobbyiste issu de la société civile – et partisan d’une « autre finance » – on trouve vingt lobbyistes qui sont là pour représenter les intérêts du secteur privé. Le lobby européen de la finance est porté par près de 2500 personnes (source : Finance Watch). Face à elles, une administration publique largement dépassée qui ne peut compter que sur 500 fonctionnaires : c’est-à-dire 500 mandats d’intérêt public pour contrebalancer cinq fois plus de mandats privés.

 

 

2. Des liaisons trop étroites entre le monde de la finance et les gens chargés de la réguler

La conséquence la plus absurde de cette omniprésence des intérêts particuliers au sein des organes de prise de décision c’est le pantouflage, ou (plus fort encore) le retro-pantouflage : c’est-à-dire le comportement qui consiste pour un haut fonctionnaire à quitter la fonction publique pour entrer dans une entreprise privée, avant de quitter à nouveau le privé pour revenir briguer un mandat public. Ce que l’on appelle en anglais le mécanisme des « portes tambours » (revolving doors). Le pantouflage et rétro-pantouflage de certains hauts fonctionnaires de la Commission est clairement en train de saper le peu de confiance que les citoyens ont encore à l’égard cette institution. Une petite anecdote pour montrer le niveau de désarroi du personnel de la Commission par rapport à cette question : même Juncker a été choqué par l’entrée de Barroso – ex-président de la Commission – chez Goldman Sachs (vous savez, la banque qui a aidé le gouvernement grec à maquiller ses comptes publics avant de la saigner à blanc) …

 

Dessin : Jablonski

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Pour illustrer le problème des revolving doors dans le secteur européen de la finance, on a créé ce graphe à partir du logiciel Gephi et des données de l’ONG Corporate Europe Observatory. On y découvre que Barroso n’est pas le seul à croire qu’un passage dans une banque privée soit sans conséquence pour la probité d’un mandataire politique.

  • Neelie Kroes, Commissaire chargée de l’agenda numérique, quitte son poste en 2014 pour rejoindre la Bank of America Merrill Lynch,
  • Karel De Gucht, quitte son rôle de Commissaire au commerce pour devenir membre du conseil d’administration de Merit Capital,
  • Sharon Bowlse qui a quitté la présidence de la Commission des affaires économiques et monétaires (ECON) pour entrer à la bourse de Londres (LSE.E),
  • Jonathan Hill qui a rejoint le cabinet Freshfields après avoir quitté son poste de commissaire européen (DG FISMA)

Passages entre la haute fonction publique et les banques privées (Source : CEO, 2017)

3. Les conséquences du pantouflage

La conséquence c’est qu’on se retrouve avec des conflits d’intérêts à tous les étages : des ex-lobbyistes qui profitent de leur mandat public pour faire passer dans le public des règlementations favorables à leurs anciences employeurs, et des ex-fonctionnaires (comme Barroso, De Gucht, Kroes et Bowles) qui cherchent à vendre au privé l’influence acquise dans le public. José Manuel Barroso a bien réfléchi … et il ne comprend pas ce qu’on lui reproche après son embauche chez Goldman Sachs. A l’heure où nous parlons, il est en train de parler de « flux et frictions » au sein de l’économie mondiale. Karel De Gucht – ex-commissaire au commerce – est aujourd’hui membre du conseil d’administration du gestionnaire d’actifs Merit Capital NV ainsi que de CVC Capital Partners. Rien à se reprocher. L’ex-Commissaire européenne à la concurrence et à la société numérique Neelie Kroes estime également ne pas avoir à rougir de son entrée à Bank of America. Susan Bowles – accusée de conflits d’intérets après son passage du parlement européen à la Bourse de Londres (LSE) – ne pas comprend non plus les critiques qui lui sont adressées et insiste sur l’importance d’un « bon dialogue entre le public et le privé« . Ironie de l’histoire : pour éviter tout conflit d’intérêt et empêcher les hauts fonctionnaires d’accepter des postes clés dans les secteurs de l’industrie immédiatement après avoir quitté leur poste, certains ex-commissaires – comme De Gucht – on continué à toucher une «allocation transitoire» entre 2014 et aujourd’hui : 8333 EUR mensuels.

 

4. Après l’occasion manquée de 2008, une nouvelle fenêtre d’opportunité pour changer la finance ?

Ces questions de régulation du monde de la finance vous semblent abstraites et difficiles à résoudre? Elles ne le sont peut-être pas autant qu’on l’imagine : les 4 et 5 décembre prochains, l’ONG Finance Watch organise le premier forum « Changer la finance » au Mont des Arts. Pour vous y inscrire, il suffit de cliquer ici et de remplir la demande d’inscription !

« Dix ans après la crise financière – expliquent les organisateurs – nous voulons mobiliser les forces en faveur d’une régulation structurelle de la finance, en rassemblant des membres de la société civile, des experts, des scientifiques, des praticiens de l’ESS et de la finance durable, des fondations et des activistes pour partager de nouvelles idées, échanger autour de solutions concrètes et d’initiatives en cours et peser à l’échelle mondiale pour des réformes financières » (Source : Finance Watch).

 

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