L’autogestion à Bruxelles

L’autogestion n’est pas une chose qui se décrète ou un camp idéologique auquel il soit possible de se rallier. C’est une quelque chose qui se poursuit, se fabrique, se renouvelle et qui, parfois hélas se perd. Dans cet article, je vous invite à faire un tour d’horizon des heurs et malheurs des initiatives autogestionnaires à Bruxelles, que ce soit en matière d’éducation, de santé, de travail, de consommation, d’argent ou de logement. Mais avant ça, une question : « l’autogestion », c’est quoi ?

Une association qui fonctionne en autogestion est une association dont les usagers sont membres de l’assemblée générale et peuvent exercer un droit de contrôle sur l’organisation. Cette conception de l’autogestion n’interdit toutefois pas que l’AG nomme un directeur ou une directrice d’établissement, ou qu’une ligne hiérarchique soit mise en place pour la gestion journalière de l’organisation, avec bien sûr l’approbation de l’assemblée. On retrouve ce mode de fonctionnement dans différents types de structures : des écoles, des maisons médicales, des coopératives de travail ou encore des sociétés de logements, bref, un peu dans tous les domaines de la vie sociale.

autogestion

« Quand un groupe, au sens large du terme, c’est-à-dire les travailleurs d’une entreprise, mais aussi les gens d’un quartier ou d’une ville, quand les gens n’acceptent plus passivement leurs conditions d’existence, quand ils ne restent plus passifs devant ces conditions qu’on leur impose, lorsqu’ils tentent de les dominer, de les maîtriser, il y a tentative d’autogestion » (Henri Lefebvre, 1979)

 

1. Dans le domaine de l’éducation : les écoles auto-gérées

La pédagogie mise au point par Célestin Freinet dans les années 1920 s’inspire des principes coopérativistes et des pratiques d’autogestion : dans les écoles Freinet, il s’agit en effet de construire un enseignement qui permette à l’enfant d’expérimenter, par tâtonnement, et de devenir « acteur de son propre apprentissage ». Contrairement aux écoles Steiner, Montessori et Decroly – auxquelles on fait souvent le reproche d’être chères et élitistes – les écoles Freinet sont restées accessibles. A Bruxelles, il en existe environ huit.

« Théoriquement, si elle est comprise comme un moyen pratique pour des enfants de s’organiser librement et de gérer leurs propres intérêts, d’améliorer même leurs conditions de travail, la coopérative n’est-elle pas entièrement recommandable et ne peut-on vraiment saluer cette initiative comme un essai pratique de réaliser l’auto-organisation des écoliers ? » (Célestin Freinet, L’imprimerie à l’école, 1932)

Saint-Joseph (crédit photo - Anaïs Tamen)

Saint-Joseph (crédit photo – Anaïs Tamen)

 

Une étude de la KUL – publiée en 2013 par Jerissa de Bilde – indiquait que si les écoles de pédagogie active de type Freinet permettaient aux élèves de s’épanouir, de s’ouvrir aux autres et de gagner en autonomie, certaines tendaient aussi à développer des lacunes en mathématiques. Ces écoles doivent par ailleurs faire face à une certaine méfiance des pouvoirs publics à l’égard des méthodes pédagogiques alternatives. Une petite école autogestionnaire construite sur le modèle Sudbury en a fait les frais en 2014 : Het Leerhuis.

Les enseignants (« staffleden ») y offraient des cours selon leurs talents et intérêts ; quant aux élèves, âgés de 4 à 19 ans, ils étaient libres de choisir leurs activités tout au long de la journée scolaire. Les membres de la communauté – staffleden et enfants – avaient enfin la possibilité de voter en assemblée générale et de prendre part aux décisions concernant le fonctionnement de l’école. Elle a dû fermer ses portes l’année dernière en raison d’un manque de subsides et du faible nombre d’inscrits.

 

2. Dans le domaine de la santé : les maisons médicales

Les maisons médicales sont des ASBL autogestionnaires implantées dans des localités déterminées et offrant des soins de santé aux gens qui y habitent. Les travailleurs – membres de droit de l’Assemblée Générale – prennent eux-mêmes les décisions importantes relatives à l’organisation de l’établissement. Quant aux patients, en plus d’accéder à des soins de qualité à prix nul ou démocratique (paiement forfaitaire ou « à l’acte« ), ils ont la possibilité de s’impliquer eux-mêmes dans les activités de la maison. En dépit de certaines difficultés, le modèle des maisons médicales progresse à grands pas depuis quelques années et attire un nombre croissant de visiteurs. En Belgique francophone, on estime aujourd’hui à 250.000 le nombre de patients qui s’y font soigner. C’est deux fois plus qu’il y a dix ans. Les raisons de cet engouement sont multiples : on évoque notamment un regain d’intérêt pour les petites structures, l’interdisciplinarité et une volonté de certains de rompre avec la tentation grandissante d’une « médecine à deux vitesses ».

 

3. En entreprise : les coopératives de travail

Imaginez que – dans votre entreprise – les actionnaires soient les travailleurs eux-mêmes, et non des investisseurs anonymes cherchant exclusivement à faire croître leurs bénéfices annuels. Imaginez une entreprise dont les employés détiennent le capital et peuvent exercer un contrôle démocratique sur la prise de décision. Une entreprise où les dirigeants ne sont pas séparés des exécutants ; où les salaires des uns ne sont pas dix fois supérieurs à ceux des autres. Eh bien, une telle entreprise est aujourd’hui possible et viable, pour la bonne et simple raison qu’elle existe déjà … depuis un siècle et demi.

Les Belges n’en sont pas toujours conscients, mais l’histoire industrielle de ce pays a été marquée par un puissant mouvement coopératif, en matière d’agriculture (Boerenbond), de santé (La Maison des Mutualistes, qui deviendra Multipharma) et d’assurance (La Prévoyance Sociale, qui deviendra P&V).

En Belgique, les coopératives de travailleurs – c’est-à-dire les sociétés détenues en commun et contrôlées par les travailleurs – se sont principalement développées dans la seconde moitié du XXème siècle : au lendemain de le seconde guerre mondiale, un Pacte de solidarité sociale instaure un système de « cogestion » ouvrière ; que les syndicats socialistes et chrétiens jugent insuffisant et auquel il souhaitent substituer un système d’autogestion ou de contrôle ouvrier ; un système dans lequel la participation ouvrière serait placée au coeur du processus de prise de décision.

Au début des années 1970, les syndicats chrétiens et socialistes proposent plus exactement la transformation du conseil d’entreprise en conseil ouvrier ; avec notamment un pouvoir de décision et de veto sur les questions d’emploi et de personnel. C’est l’époque du premier choc pétrolier : les usines ferment, les grèves se multiplient, et certains ouvriers décident de procéder à des reprises d’entreprises en auto-production : Val Saint Lambert en 1974 ou encore la firme de nettoyage ANIC / Le balai libéré en 1975.

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A partir des années 1980, la revendication d’autogestion en entreprise tombe dans l’oubli. Mais le statut de coopérative séduit d’autres types de travailleurs, issus des professions libérales et cela pour une raison on ne peut moins idéologique : les règles à respecter y sont plus souples que celles applicables aux autres types de sociétés. La structure coopérative est donc récupérée par des firmes n’ayant plus rien à voir le mouvement coopératif, comme des sociétés commerciales de droit privé (Stibbe, Baker & Mc Kenzie).

Pour faire le tri entre les vraies et les fausses coopératives, le CNC (Conseil national des coopératives) demande aujourd’hui aux SCRL agréées de respecter différentes conditions : la société doit avoir pour objectif de répondre aux besoins de ses associés, l’adhésion doit être libre, le vote à l’Assemblée Générale doit être démocratique, les associés-clients doivent bénéficier de ristournes, les associés d’une même catégorie de parts sociales doivent avoir les mêmes droits et obligations, les administrateurs et commissaires doivent exercer leur mandat à titre gratuit etc.

 

4. En matière de consommation : les coopératives de consommateurs

Il faut bien faire la distinction entre la coopérative de travailleurs, qui est une entreprise gérée et contrôlée par l’ensemble des employés-propriétaires (worker-owners), et la coopérative de consommation, qui – comme son nom l’indique – est constituée d’un regroupement de consommateurs ; lesquels financent les activités de l’entreprise en procédant à des achats de biens et de services.

En Belgique, ces coopératives de consommation existent depuis 1873. Il s’agissait au départ de boulangeries (Vrije Bakers, Vooruit), mises en place sous l’impulsion du mouvement ouvrier belge. Sous l’influence de John Stuart Mill, les libéraux s’intéressèrent également à ce modèle et lancèrent les « Pharmacies Populaires » (1882).

Aujourd’hui, le modèle des coopératives de consommation retrouve une certaine popularité : des coopératives telles que BEES-coop cherchent à mettre sur pied un système d’achat alimentaire groupé, des agriculteurs cherchent à renouer des liens avec leurs consommateurs et à reprendre en main sur leur artisanat. Enfin, des journalistes cherchent à retrouver un moyen de financer leur travail d’investigation (www.apache.be, www.medor.coop)

Rue Van Elewyck, à Ixelles

Rue Van Elewyck, à Ixelles

 

5. En matière d’habitat : les coopératives de logements et les habitats autogérés

En région bruxelloise, de nombreuses Sociétés Immobilières de Service Public (SISP) ont le statut de coopératives. Ces structures auto-gérées ont eu un passé glorieux dans les années 1930 ou 1970. Elles ont en effet permis la construction de dizaines de milliers d’unité de logement public bon marché. Jusqu’à 7000 par an dans les années 1970. Aujourd’hui, seules quelques dizaines d’unités sont produites chaque année. Par conséquent, les listes d’attentes s’allongent et les candidats attendent parfois plus de dix ans avant d’obtenir le logement auquel ils ont droit. Bref, nos coopératives de logements sont aujourd’hui freinées voire paralysées dans leur évolution … mais elles ont au moins le mérite d’exister.

Il faut ici bien distinguer les coopératives de logements classiques, où le pouvoir de décision des membres est assez limité, et les coopératives de locataires : sociétés dont il faut être membre avant d’en devenir locataire. « Cela implique un investissement financier raisonnable en contrepartie duquel le locataire peut participer plus activement à la gestion et au contrôle de la société. Tous les coopérateurs y ont droit de vote à l’assemblée générale et y nomment les administrateurs. En aucun cas, cette contribution ne peut vous être demandée avant l’attribution du logement » (source : SLRB).

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On peut citer – comme autre exemple de logements auto-gérés – les habitats groupés, qui ont pour avantage de réactiver un mode de vie communautaire et une solidarité de quartier, mais qui ont parfois comme défaut de rater leur objectif de « mixité sociale » et de s’adresser essentiellement aux classes moyennes. Pour permettre aux revenus modestes d’accéder malgré tout à la propriété, il existe enfin une dernière solution, qui nous vient du monde anglo-saxon : les community land trust (CLT). Il s’agit d’associations dont l’objectif est de permettre à des familles à bas revenus de devenir propriétaires d’un logement en séparant la propriété du sol de celle du logement : cela permet de pratiquer des prix nettement inférieurs aux prix habituels du marché immobilier. Les riverains et propriétaires disposent de surcroît d’un pouvoir décisionnel au sein de l’association.

6. En matière d’argent : les coopératives d’épargne et de crédit

De nouveau, ce n’est pas parce qu’une banque décide d’adopter des principes coopératifs et d’intégrer des mécanismes de prise de décision démocratique qu’elle est au-dessus de tout soupçon. Un exemple : en 1894, Jules Méline lance des caisses locales ayant pour but de faciliter l’octroi de crédits aux travailleurs membres des syndicats agricoles. Il créée ainsi un réseau de banques coopératives et mutualistes : le Crédit Agricole. La « banque verte » comme on l’appelait autrefois est aujourd’hui une banque avec un niveau d’endettement et de spéculation spectaculaire … et qui mène de surcroit une politique agressive en terme d’appropriation et d’exploitation des ressources naturelles.

Depuis les années 1980 et la dérégulation du secteur financier international, des professionnels cherchent toutefois – avec succès – à replacer l’humain et l’environnement au coeur de monde de la finance. En Belgique, cela à commencé en 1984 sous l’impulsion de la coopérative Crédal. Ensuite, à partir des années 2000, on a vu apparaître des coopératives comme microStart qui se donnent pour mission de soutenir les exclus du système bancaire. Enfin, la coopérative NewB cherche aujourd’hui à obtenir sa licence bancaire. Elle compte désormais près de 50.000 coopérateurs.

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Crédit photo : NewB

 

Voilà. On arrive au terme de notre tour d’horizon. Si un des sujets abordés dans cet article vous intéresse – par exemple, les maisons médicales, ou les coopératives de locataires – et que vous estimez qu’il mériterait d’être développé de façon plus fouillée, n’hésitez pas à nous envoyer vos propositions d’articles à l’adresse suivante : info@dewey.be. On se fera une joie de vous lire …

 

Pour aller plus loin …

  • Andrés Ruggeri (2015), « Occuper, résister, produire », autogestion ouvrière et entreprises récupérées en Argentine, Paris, Syllepse.
  • Frédéric Siméon et Raphaël Romnée (éd.) (2013), De l’autogestion, théories et pratiques, Paris, éditions CNT-RP
  • Frank Georgi (2003), Autogestion, la dernière utopie, Paris, Pub. de la Sorbonne.
  • Richard Sennett (2014), Ensemble, pour une éthique de la coopération, Paris, Albin Michel.
  • David Bollier (2014), La renaissance des communs. Pour une société de la coopération et du partage, Paris, éd. Ch. L. Mayer
  • Bénédicte Manier (2012), Un million de révolutions tranquilles, Paris, Les Liens qui Libèrent.
  • Patrick Boumard & Ahmed Lamihi, (1996), Les pédagogies autogestionnaires, Paris, éd. Yvan Davy.

 

 

 

 

 

 

 

Comments

  1. Loïc Géronnez

    Magnifique synthèse cartographiée des initiatives autogérées. Etant actif au sein du CLT, je pense que ce serait pertienent de reprendre sur ta carte toutes les implantations en cours de développement:
    – ANderlecht (celle indiquée)
    – Chaussée d’Anvers
    – Av. Wielemans Ceuppens
    – Rue A. Van de Peereboom
    – Quai Mariemont (inauguration le 17 septembre)

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