La loi de proximité

La « loi de proximité » (aussi appelée « loi de mort kilométrique« ) est une loi affreuse. Affreuse mais bien réelle. C’est du moins ce qu’on m’a toujours dit, et que j’ai toujours cru. Elle renvoie à ce sale aspect de la nature humaine qui fait que nous – êtres humains – sommes démesurément affectés et préoccupés par les biens et les maux insignifiants qui surgissent près de chez nous, et indifférents à l’égard des biens et des maux réels qui se produisent loin de là où nous vivons, et à l’abri de notre regard.

On nous apprend bien sûr à être conscient de ce terrible défaut et à lutter contre cette myopie naturelle qui nous isole les uns des autres et nous rend indifférents les uns aux autres. Et, pour lutter contre ce mal, chacun y va de son petit remède. Pour certains, c’est le voyage. Pour d’autres, c’est l’entrepreneuriat, le volontariat, la philanthropie, la lecture, le débat etc. Des remèdes que nous nous appliquons et grâce auxquels nous cherchons à nous extraire de nos conditions de vie particulières, locales, sans grand intérêt.

C’est ce qui fait que je ne suis pas seulement le jeune mec du troisième qui râle et tape inutilement sur les murs lorsqu’un voisin utilise sa foreuse le dimanche matin, mais aussi le gars qui a demandé de renforcer l’isolation de l’immeuble, pour mon propre bien-être mais aussi celui de mes voisins. Et, c’est ce qui fait que je ne suis pas seulement l’habitant de cet immeuble à appartements situé au milieu d’une rue bourgeoise de la commune de Schaerbeek, mais aussi l’habitant d’un vaste quartier.

J’avoue par exemple – et non sans fierté – avoir signé l’autre jour une pétition qui exige la re-piétonnisation immédiate et sans conditions du piétonnier dé-piétonnisé de la chaussée de Louvain (les Ten-noodois comprendront), ou encore une pétition contre le bruit scandaleux que produisent les roues du tram 2000, lorsqu’elles frottent contre les rails de la ligne 62, au niveau croisement de l’avenue Rogier et de l’avenue Ernest Cambier.

Bon, vous vous en foutez et vous avez peut-être raison. Donc, je me sens à présent obligé de vous dire que je ne suis pas qu’un emmerdeur monomanique ayant développé une intolérance crasse à l’égard des nuisances sonores et de la circulation automobile, mais aussi une personne investie dans la « vie de la cité ». Et caetera. Bref : j’ai au bout du compte la faiblesse de croire (et de vous faire croire) que je me suis en train de m’extraire de ma petite réalité locale étriquée et de me rapprocher des « vrais problèmes », qui sont par définition et comme chacun sait vastes, régionaux, nationaux, mondiaux.

Mais, un peu comme à l’époque où – étant adolescent – je prenais conscience de ma myopie et de ma sensibilité honteuse à la triste la « loi de proximité », je m’aperçois aujourd’hui que les « vrais problèmes » que je crois identifier au loin ne le sont peut-être pas aussi réels que je ne le crois, et que mes problèmes réels (qui ne sont peut-être pas aussi lointains que je ne le crois) restent pour moi invisibles, imperceptibles.

En cherchant à me montrer curieux et concerné par des problèmes « sérieux » et « lointains », il se peut par exemple que je me sois désintéressé de mes proches. Il se peut que – alors même que je causais de mon sentiment de responsabilité à l’égard des générations futures et de la planète – mon frigo continuait à voir passer une quantité indécente de produits non-éthiques, ma poubelle une quantité indécente de déchets et mon compteur d’électricité un volume indécent d’énergie. Il se peut que – outré par des injustices lointaines – je sois resté insensible à celles qui se produisent à ma porte.

Bref : j’étais myope, je me suis acheté des lunettes et je suis devenu également presbyte. Du coup, pour corriger cette presbytie, je me remets aujourd’hui à accorder une importance démesurée à des trucs locaux et insignifiants. Oui, c’est pathétique, je sais :(. En fait cette loi de proximité est encore plus affreuse que je ne l’avais imaginé au départ : quand on croit l’avoir définitivement semée, elle vous rattrape et – pire encore – vous convainc de vous réconcilier avec elle.

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