Bruxelles : marchandisation du tissu urbain

Ces dernières années, le gouvernement bruxellois s’est employé avec une détermination sans faille à assouplir, réviser et réformer les règles de l’urbanisme, sous prétexte qu’elles étaient devenues trop contraignantes pour le monde la construction. Dans le même temps, il prétendait créer une série des garde-fous, censés défendre l’intérêt public face à l’appétit des promoteurs. Partant, quoi de plus judicieux que d’en confier la réalisation à ceux qui – finalement – les connaissent le mieux, ces garde-fous : ceux qui sont à leur contact et ont coutume de s’y heurter …

Ainsi, au poste de Directrice de cab’ adjointe du Ministre-Président, se trouve aujourd’hui l’experte en droit de l’urbanisme qui a défendu les intérêts d’Ackermans et van Haaren, le promoteur de Tour et Taxis (voir : T&T, 37 hectares privatisés). En clair : nous vivons dans une ville où les règles du jeu urbanistique se « simplifient » et se « flexibilisent » en cours de route, sous l’initiative d’individus qui ont un intérêt plus ou moins direct à les assouplir.

Et, le cabinet Vervoort ne semble pas se préoccuper de cette proximité excessive qu’il entretient avec les promoteurs : selon le propre aveu du ministre-président, les révisions et la « réforme » du CoBAT permettent de « répondre aux attentes du secteur immobilier qui éprouve de grandes difficultés à développer des projets importants vu la longueur et la complexité des procédures » (Rudi Vervoort, Le Soir, 25 mars 2016).

Cette affiche du BRAL aux couleurs défraîchies nous rappelle aujourd’hui l’époque (pas si lointaine) où le respect du patrimoine et de l’action citoyenne a été obtenu de dure lutte, dans un contexte d’instrumentalisation et de marchandisation extrême du tissu urbain. 45 ans plus tard, on n’est pas encore sorti d’affaire. Crédit photo : Ezelstad (CC-BY-SA)

Dans ces conditions, certains acteurs engagés dans la défense du patrimoine ont préféré jeter l’éponge. C’est le cas d’Antoine Boucher. En juin dernier, son association (Pétitons-Patrimoine) – à qui l’on doit notamment d’avoir contribué à la sauvegarde du bâtiment Citroën – a mis la clé sous la porte après 25 années d’existence : après plusieurs échecs successifs, les fondateurs de l’association ont fait le constat qu’il leur était devenu impossible de poursuivre leur mission.

« Au fil du temps, les échecs, comme (…) la destruction des anciens entrepôts Delhaize pour faire place à la tour Upsite, ou des usines Godin pour faire place à un centre commercial, tous soutenus par les pouvoirs publics, sont devenus plus nombreux. L’absence de prise en compte des pétitions de classement prévues par l’ordonnance régionale de 1993 sur le patrimoine et, depuis 2009, la révision de cette législation qui leur a ôté toute portée contraignante explique en partie la démotivation des citoyens qui se sont investis bénévolement dans l’association ».  (…). De fil en aiguille, la Région revoit ses outils planologiques (PRAS, CoBAT…), pour entériner la dérogation par défaut, comme récemment avec les nouveaux PAD, les ‘Plans d’Aménagement Directeurs’ qui permettent de déroger à toute autre législation. » (« Pétitions-patrimoine met fin à ses activités » in IEB, 5 juin 2018).

Ces réformes sont portées – au-delà du Cabinet Vervoort – par une partie de la classe politique qui juge qu’en rendant le tissu urbain plus “attractif” aux yeux de ces acteurs il sera possible d’en faire bénéficier la ville toute entière (hausse des recettes fiscales). La limite de ce credo c’est que (même à supposer qu’il puisse être porté par des élus « intègres »), il implique un abandon progressif de la ville aux puissances de l’intérêt privé …

Bien que ce processus de privatisation du tissu urbain soit moins avancé à Bruxelles que dans d’autres capitales, ses effets sont particulièrement visibles dans certaines zones de Bruxelles. En l’espace de dix ans, le quartier maritime – zone populaire liée aux métiers du bâtiment et de la vente en gros – est ainsi devenu le théâtre d’un commerce où la marchandise qui s’achète et se vend c’est le quartier lui-même (et la qualité de vie qui va avec), présenté comme un « lieu d’investissement » (plutôt qu’un lieu de vie), comme un « quartier d’exception » (plutôt qu’un quartier ouvert à tous) : autant de mètres carrés habitables, dans l’hyper-centre, non loin des grandes enseignes culturelles, avec une vue de surplomb sur la capitale, des facilités en bas de chez soi, le tout dans un ensemble sécurisé, avec une crèche privée au rez-de chaussée et une place de stationnement en sous-sol.

En ce début d’année 2019, on vous propose sur Ezelstad une série d’articles qui explorent les causes et les conséquences de cette privatisation de la ville, en passant en revue quelques emblèmes du grand renouveau bruxellois, à la frontière entre le quartier Nord et le Quartier Maritime …

Une version courte de ce dossier se trouve dans le dernier numéro de Bruxelles en Mouvement (n°298, Janvier-Février 2019).

La Grue portuaire du Quai des Péniches (CC-BY-SA)

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